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L’Auteur face à son traducteur : la généalogie d’une relation asymétrique Colloque international organisé par EA Interactions culturelles et discursives, Université de Tours
Jusqu’à une époque somme toute assez récente, la traduction était une activité très peu codifiée : non seulement n’était-elle guère soumise à une réglementation rigoureuse de ses pratiques, ce qui donnait lieu à des interprétations très libres des textes-sources, mais, qui plus est, l’acte de traduire n’instaurait pas automatiquement des rapports dissymétriques entre un démiurge souverain et son serviteur, interprète. En effet, l’évolution relativement autarcique des marchés nationaux du livre, dont chacun possédait son propre cadre légal, qu’il n’ambitionnait pas à faire respecter par les acteurs internationaux, s’accompagnait d’une absence de hiérarchie rigide entre différents producteurs des biens culturels : les traducteurs appartenaient à la République des Lettres au même titre que les auteurs de textes originaux de sorte qu’en préparant la première édition d’Œuvres complètes de Charles Baudelaire, les éditeurs y intégraient sans hésitation ses traductions à côté des textes originaux de l’écrivain. La mondialisation accélérée du marché de l’imprimé au tournant du XXe siècle apporte la nécessité de contrôler la commercialisation internationale des livres et donc d’uniformiser les pratiques de leur fabrication dans les pays étrangers. Étape incontournable de la mise en circulation à l’internationale, la traduction se voit rapidement confrontée aux conséquences de cette nouvelle conjoncture socio-économique. La législation supranationale en matière du droit d’auteur, qui se constitue progressivement sous l’égide de la Société des Nations, met ainsi fin à la fois à la liberté de traduction et à un statut égalitaire du traducteur. Le colloque international L’Auteur face à son traducteur permet aux chercheurs appartenant aux champs disciplinaires les plus variés (études littéraires et culturelles, histoire, sociologie, droit, économie, linguistique) de parcourir ce chemin dans le sens inverse en reconstituant la généalogie de ce rapport des forces en présence au sein du champ éditorial afin de saisir les tenants et les aboutissants du processus d’harmonisation des marchés nationaux de l’écrit, qui détermine, depuis un siècle, les pratiques de traduction littéraire. Cette réflexion collective sera articulée autour de quatre axes principaux : a) la mise en regard de la codification du métier de traduction[1] (formation, certifications, formalisation des contrats, réseaux professionnels, prix et récompenses aux meilleurs traducteurs, etc.) avec la consolidation du corpus des lois en matière du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle : La comparaison de la chronologie de ces deux processus révèle-t-elle une évolution parallèle ? Dans quelle mesure la stabilisation et le durcissement du droit d’auteur se traduisent-ils par un contrôle accru sur la production et la circulation des textes ? La subordination du travail des traducteurs au principe de respect de l’intégrité de l’œuvre originale ne se solde-elle pas par une standardisation de la production culturelle ? b) l’histoire de traduction et l’histoire littéraire/culturelle : Quels rapports existent-ils entre le sacré de l’écrivain et la marginalisation d’autres métiers du livre, dont celui de traducteur littéraire ? L’autonomisation progressive du champ littéraire, que Pierre Bourdieu met en évidence dans Les Règles de l’art, n’aurait-elle pas eu une face plus sombre ? Les contraintes économiques et juridiques de la production des textes, considérées comme étant étrangères à l’art, dont se virent affranchis un petit groupe de créateurs reconnus, ne furent-ils simplement externalisées, transférées aux métiers « secondaires » du champ littéraire (traducteurs, correcteurs, éditeurs, libraires, etc.) ? Quel fut le rôle que les grands litiges entre les écrivains et leurs traducteurs (ceux de Nabokov ou de Becket sont sans doute des plus notoires) jouèrent dans la redéfinition de leurs métiers et dans la construction d’un rapport asymétrique entre l’écrivain et le traducteur littéraire ? c) la typologie des collaborations possibles entre l’auteur et le traducteur littéraire. Examiner la diversité des formes d’interaction entre l’écrivain et le traducteur permet de révéler une diversité des pratiques impressionnantes : d’un laisser-faire bienveillant à de longues et pointilleuses discussions épistolaires en passant par des procès judiciaires intentés aux auteurs des traductions jugées infidèles, la traduction réciproque des deux pairs, ou encore l’auto-traduction, les façons de concevoir et de mener à bien la traduction d’un texte littéraire sont pourtant historiquement et culturellement marquées. Que disent de nous nos façons de réaliser la traduction d’un auteur vivant ? Quelles modifications ce modus operandi a-t-il subi au cours de l’histoire littéraire et/ou culturelle ? Les face-à-face entre quelques écrivains contemporains et leurs traducteurs, que nous prévoyons dans le cadre de ce colloque, pourraient nous permettre de jeter un éclairage supplémentaire sur les formes que nos sociétés confèrent au dialogue entre l’écrivain et le traducteur. d) la traduction et le marché du livre : La position subordonnée du traducteur, telle qu’elle apparaît dans le rapport de Pierre Assouline, commandé par le CNL[2], ne pourrait-elle pas être mise en rapport avec le mode de production des objets livres et avec la structure du marché des biens culturels ? Aussi pourrions-nous, par exemple, nous interroger si l’exigence de qualité de traduction, garantie par la fixation des normes et la standardisation des procédés, ne cache pas une taylorisation du processus de traduction visant à augmenter le rendement en en minimisant les coûts. De façon similaire, il serait possible de se poser la question si la mise en valeur de la figure de l’Écrivain, ayant pour corollaire l’occultation de la part créative du travail du traducteur, n’est pas une des manifestations de l’économie de vedettariat, qui, selon Françoise Benhamou, constitue un modèle dominant l’industrie culturelle contemporaine. Ainsi, le colloque international L’Auteur face à son traducteur entend offrir aux chercheurs de tous les domaines des sciences humaines et sociales une possibilité d’interroger les pratiques culturelles contemporaines à partir de la place qu’y occupe le travail des traducteurs. [1] Code des usages pour la traduction d’une œuvre de littérature générale, signé qu’Olivier Mannoni et Antoine Gallimard signent le 17 mars 2012 au nom de l’Association des Traducteurs Littéraires de France et du Syndicat National de l’Édition, qu’ils présidaient à l’époque, en offre un exemple par excellence. [2] Pierre ASSOULINE, La Condition du traducteur, Paris : Centre national du livre, 2011. |
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